A la recherche de la compensation chez les oiseaux des zones humides
Il y a compensation entre les espèces lorsque, à mesure que l’effectif ou la biomasse d’une espèce augmente, l’effectif d’une ou plusieurs autres espèces diminue, de sorte que l’abondance ou la biomasse cumulée reste relativement stable. Cette propriété a des ramifications pour la relation entre biodiversité et fonctionnement des écosystèmes : si la diversité des espèces maintient une certaine stabilité de la biomasse au niveau de l’écosystème, nous nous attendons à ce qu’une telle compensation se produise. L’opposé de la compensation est la synchronie, dont la forme la plus extrême est que toutes les espèces fluctuent à l’unisson. Dans un article récent d’Ecology & Evolution1, nous nous demandons si la compensation ou la synchronie est présente dans les comptages d’oiseaux des zones humides, et ce à différentes échelles de temps, en utilisant une étude à long terme dans la réserve du Teich, sur le bassin d’Arcachon. Nous constatons que, bien que la synchronie domine, la compensation se produit surtout à de longues échelles temporelles et à de larges échelles fonctionnelles (entre groupes d’oiseaux bien distincts).
Jusqu’à présent, dans de nombreux jeux de données, les écologues ont trouvé plus de synchronie que de compensation. Ils ont étudié les communautés (les ensembles d’espèces trouvées en un même lieu) de plantes, le plancton, les communautés de mammifères et certaines communautés d’insectes. Bien que la compensation entre espèces puisse se produire, elle est généralement rare. Pourquoi ? Une première idée est qu’il peut y avoir une fréquence dominante à laquelle la plupart des espèces fluctuent, par exemple à chaque fois qu’il y a un cycle annuel lié à la variation saisonnière de température. Les chercheurs ont donc étudié les statistiques qui extraient les effets à cette fréquence spécifique, et ont examiné les effets possibles avec des périodicités plus élevées. Et pourtant, la compensation reste rare.
Nous nous sommes intéressés à la réserve du Teich pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le suivi des oiseaux a commencé en 19732, les oiseaux sont comptés chaque mois (en fait, plusieurs fois au cours du mois, mais le comptage long-terme est agrégé à l’échelle mensuelle), et nous disposions de données jusqu’en 2016 lorsque nous avons commencé à les analyser. Une seconde raison est qu’il y avait de multiples facteurs qui génèrent potentiellement de la compensation :
-
de nombreuses espèces d’oiseaux sont au même niveau trophique, mangent parfois la même nourriture et sont potentiellement en compétition.
-
il y a eu une modification progressive de la gestion des niveaux d’eau (plus marquée vers 2006), qui a conduit à favoriser certains groupes, comme les limicoles par rapport aux canards et aux oies.
Ces deux causes peuvent générer de la compensation au niveau de l’ensemble de la communauté. Mais supposons que nous séparions notre communauté d’oiseaux des zones humides en limicoles et anatidés (canards, cygnes et oies). On pourrait espérer que la compétition génère une compensation au sein d’un groupe (par exemple, au sein des limicoles, puisqu’ils mangent des aliments similaires) et qu’un changement de l’environnement génère une compensation entre les groupes (puisque des oiseaux similaires, à l’intérieur d’un groupe, vont réagir de manière similaire à l’environnement). Dans notre cas, les deux phénomènes se produisent probablement en même temps, donc que pouvons-nous espérer observer ? Comme d’habitude, la réponse est nuancée. Pour l’article, nous avons utilisé des statistiques et un grand nombre de simulations présentées en supplément. Nous avons découvert que lorsqu’il y a à la fois de la compétition et un changement dans l’environnement, une forte réponse à l’environnement peut rendre la compensation moins probable au niveau de la communauté entière, puisque nous avons alors deux groupes dont les effectifs réagissent de la même manière à l’intérieur d’un groupe et que la forte réponse à l’environnement tend à synchroniser les espèces membres d’un même groupe. Les deux groupes ont alors des tendances très différentes mais les effectifs de leurs membres sont très synchronisés, en dépit de la compétition à l’intérieur d’un groupe.
Cela explique pourquoi il est difficile de voir la compensation en regardant uniquement le niveau de la communauté entière. Néanmoins, dans notre cas, il pourrait y avoir à des échelles de temps longues (plus de 5 ans) une certaine compensation à ce niveau, ce qui pourrait être dû au fait que la communauté dans son ensemble change lentement en réponse à un changement de l’environnement. Cependant, la compensation peut également être trouvée à l’échelle annuelle, en hiver, en additionnant le nombre de limicoles, le nombre d’anatidés et consorts (la catégorie anglaise est “waterfowl”), et en regardant ensuite la corrélation entre eux, qui est négative.
Une raison additionnelle pour laquelle il est difficile de trouver de la compensation est que certaines espèces fluctuent intrinsèquement beaucoup plus que les autres. C’est un fait classique en écologie que dans toute communauté diverse, une poignée d’espèces représente généralement la plupart des individus que l’on voit, tandis que de nombreuses espèces rares ont des effectifs beaucoup plus restreints. Toutefois, dans ce contexte, une inégalité dans le niveau de fluctuation importe également. Si une espèce fluctue à un degré tel que la somme de toutes les autres espèces similaires fluctue moins, alors aucune augmentation des autres espèces ne parviendra à compenser une diminution des effectifs de l’espèce dominante. En d’autres termes, la compensation devient mathématiquement irréalisable ; à moins de faire la moyenne de certaines de ces fluctuations sur des intervalles de temps plus longs (une autre raison pour laquelle les longues échelles temporelles sont favorables à faire apparaître la compensation). Nous l’avons également démontré par des simulations, et cela peut apparaître pour certaines espèces dans nos données (par exemple au sein des bécasseaux, puisque le bécasseau variable domine les effectifs de ce groupe). On pourrait penser que le problème se règle en utilisant la biomasse plutôt que l’abondance (les effectifs), mais ce n’est pas le cas - les analyses faites en utilisant la biomasse sont remarquablement similaires.
Ainsi, il y a une certaine compensation dans les données, mais
- elle n’apparaît qu’à des échelles de temps longues, qui permettent d’obtenir une moyenne de la variation à court terme des espèces communes.
- la compensation est aussi plus fréquente entre les groupes fonctionnels (limicoles ou anatidés) qu’au sein de ceux-ci.
Bien que la zone d’étude soit sans doute petite (120 ha) pour les oiseaux, et qu’il ne s’agisse que d’une seule zone humide, ces résultats pourraient être plus généraux. Il existe de très nombreux écosystèmes où la migration génère des afflux massifs de certaines espèces dominantes avec des effectifs très variables. Cela se produit jusque dans les régions polaires où certains de ces oiseaux vont se reproduire. Très peu d’écosystèmes sont véritablement fermés. En tant que tel, on peut s’attendre à ce que peu d’entre eux montrent facilement de la compensation, à moins de faire la moyenne des données sur de grands intervalles de temps et de larges groupes d’espèces.
J’ai mentionné ci-dessus les résultats scientifiques que nous avons obtenus dans cette étude relativement orientée vers la théorie. Il y a deux questions pratiques qu’on pourrait se poser :
-
pourquoi n’avez-vous pas étudié quelque chose de plus pratique, c’est une réserve ornithologique après tout ?
-
Comment se fait-il que vous ayez commencé en 2016 et que vous ayez publié en 2022 ?
Ces deux questions seraient tout à fait raisonnables. Tout d’abord, nous avions initialement en tête d’étudier une question plus pratique, l’effet de la gestion et des perturbations de l’environnement sur ces communautés d’oiseaux. Une des difficultés était que la principale pratique de gestion sur le long terme consiste à ajuster les niveaux d’eau, qui sont fixés par des écluses3. Nous disposons d’excellentes données sur le nombre d’oiseaux dans la réserve, mais pas sur les niveaux d’eau à l’intérieur de la réserve (du moins pas de données mensuelles depuis les années 80). Nous avons toutefois comparé la synchronie pré- et post-2006, sachant que les niveaux d’eau ont diminué assez fortement autour de 2006, mais sans résultats très probants. Par ailleurs, des facteurs de perturbations fréquentes comme la chasse (j’ai personnellement vu des chasseurs surprenamment près de la réserve !) sont des éléments sur lesquels nous avons peu d’informations précises. Il était donc possible de poser une question théorique, en supposant que ces facteurs affectent la dynamique de la communauté tout en étant inconnus. Mais pour étudier comment améliorer encore la gestion, nous aurions eu besoin de plus d’informations sur les pressions exercées sur les oiseaux et leur environnement. De plus, la réserve est connectée à d’autres zones du Bassin d’Arcachon que nous devrions considérer également pour la gestion.
Concernant la deuxième question : l’examen par les pairs (le “peer-review” de l’article) a été très long. Ces mesures de compensation et de synchronie sont délicates à interpréter et nous avons dû convaincre les relecteurs qu’il ne pouvait s’agir d’artefacts. Certains tests statistiques ont dû être recodés à partir de zéro : l’un des “paquets” statistiques de notre logiciel statistique préféré, R, produisait initialement des mesures d’incertitude qui n’avaient pas l’air correctes. Nous avons effectué de nombreuses simulations de données simulées pour nous assurer que notre manière d’analyser les données était solide. Nous avons donc fait beaucoup plus de statistiques que prévu. Et puis nous avons commencé le processus dans une revue dont l’éditeur associé a changé après plusieurs rounds de peer-review, ce qui a interrompu le processus d’examen par les pairs. L’article a ensuite été transmis à Ecology and Evolution où il y a eu un nouveau processus d’examen par les pairs - et les nouveaux collègues ont toujours de nouvelles questions ! Nous avons clairement appris beaucoup de choses sur la compensation et la synchronie pendant cette période, mais Claude Feigné, qui était le responsable scientifique de la réserve en 2016, a eu le temps de partir à la retraite avant que cet article ne soit publié ! C’est une bonne illustration des échelles de temps souvent différentes entre la recherche et la gestion des réserves naturelles. Cela dit, si l’on associe la conservation à la collecte de données, nous pouvons aussi voir le verre à moitié plein, et nous dire qu’il n’a fallu que quelques années pour analyser plus de 35 ans de données.
Update été 2022: une partie des données anciennes pourrait demander des corrections pour une partie de la communauté. On s’en occupe dès que possible.
-
Barraquand, F., Picoche, C., Aluome, C., Carassou, L., & Feigné, C. (2022). Looking for compensation at multiple scales in a wetland bird community. Ecology and Evolution, 00, e8876. https://doi.org/10.1002/ece3.8876 ↩︎
-
Nous commençons l’analyse des séries temporelles pour des raisons techniques en 1981 ↩︎
-
La réserve du Teich est un ancien réservoir à poissons https://www.reserve-ornithologique-du-teich.com/reserve/histoire/ ↩︎