Estimation des taux de survie des faucons gerfauts en Islande

La probabilité annuelle de survie de l’individu adulte moyen est un paramètre critique pour les projections démographiques des populations animales longévives. En effet, de petits changements dans ce taux de survie des adultes peuvent entraîner de grandes variations dans le taux de croissance ou de déclin de la population. Pourtant, ce paramètre était encore inconnu pour le faucon gerfaut, un rapace charismatique qui vit dans les écosystèmes boréaux et arctiques. Dans un article récent paru dans PeerJ1, Ólafur K. Nielsen et moi-même estimons les taux de survie des adultes ainsi que des juvéniles pour la population islandaise de faucons gerfauts.

   

Femelle territoriale près de son nid, Juin 2020, Iceland. Photo © Daniel Bergmann

   

Le faucon gerfaut est le plus grand de tous les faucons existants, légèrement plus grand et plus lourd qu’une buse. Au cours des siècles passés, les faucons gerfauts étaient exportés d’Islande vers l’Europe continentale (et au-delà) pour être utilisés dans les fauconneries des rois. C’est ainsi que nous savons que les tailles des populations du faucon gerfaut islandais et de sa proie principale (le lagopède alpin) connaissent des oscillations à long terme2. Mais étonnamment, les taux de survie de ce célèbre oiseau (désormais protégé) n’avait pas encore fait l’objet d’études scientifiques, non seulement en Islande, mais aussi dans toute son aire de répartition le long du cercle polaire.

Nous estimons que les taux de survie annuels sont en moyenne de 83% [79% ; 87%] pour les adultes et de 40% [34% ; 45%] pour les juvéniles3. En comparant la survie annuelle estimée pour les adultes à une régression linéaire des taux de survie des rapaces en fonction de la masse corporelle4, on obtient une prédiction indépendante de 81% pour les adultes : nous confirmons donc que les taux de survie des adultes chez les oiseaux à longue durée de vie sont assez prévisibles. Cependant, il existe une grande variabilité autour de la moyenne : les individus peuvent vivre une quinzaine d’années, alors que la durée de vie moyenne attendue est d’environ 8 ans. Ces différences sont probablement dues à la mortalité d’origine humaine (les radiographies des faucons révèlent qu’un individu autopsié sur 4 contient du plomb de chasse). Le taux de survie des jeunes était environ deux fois moins élevé que celui des adultes, ce qui est un résultat attendu pour les oiseaux, et n’était pas lié aux conditions météorologiques ni à la densité de la principale proie (lagopède). Nous pensons que cela est dû au fait que (1) nos covariables étaient moyennées spatialement (les paramètres sont définis au niveau de la population plutôt qu’au niveau individuel) et (2) les juvéniles se déplacent dans toute l’Islande.

Nous avons utilisé un modèle de Markov caché à plusieurs niveaux combinant la capture-marquage-recapture (d’individus vivants) et les données de marquage-récupération (d’individus morts). La plupart des modèles de capture-recapture qui estiment les probabilités de survie et de détection pour les espèces végétales et animales appartiennent aux modèles de Markov cachés5. Notre modèle a la particularité d’être multi-états - ce qui veut dire en pratique plus de deux états - car il combine les informations provenant de rencontres avec des individus vivants et morts6. Cette technique de “fusion de données” permet d’obtenir des estimations de survie lorsque les données sont rares. Dans le modèle, nous définissons les états observés L : vu ou capturé vivant ; D : récupéré mort ; U : ni vu, ni capturé, ni récupéré, ce qui conduit à une série temporelle d’états observés tels que LUUULUUDUUUUU pour chaque individu suivi7. Ces états observés sont ensuite reliés aux états cachés d’un individu (1 : vivant ; 2 : mort récent ; 3 : mort depuis longtemps) - un individu peut très bien être vivant mais non observé, ou mort récemment mais pas encore retrouvé. L’état 2 permet de différencier les individus morts qui ont une certaine probabilité d’être retrouvés des individus de l’état 3 dont les cadavres sont probablement décomposés depuis longtemps. Une chaîne de Markov spécifie ensuite les probabilités de transition entre les états cachés, auxquelles appartiennent les probabilités de survie annuelle des adultes et des juvéniles.

Il existe de multiples façons d’ajuster ces modèles hiérarchiques complexes aux données. Une option est une analyse bayésienne complète utilisant une variante de l’échantillonneur de Gibbs, où nous estimerions directement les probabilités de chaque état latent (par exemple, la probabilité que l’individu 347 soit vivant en 1994). Comme nous avons environ 1500 individus suivis pendant plus de 10 ans, cette option serait un peu lourde (plus de 15000 paramètres à estimer) et les premiers essais ont révélé que de tels modèles ne convergeaient pas très bien. Une autre option consiste à ajuster le modèle dans le cadre classique du maximum de vraisemblance, en utilisant l’algorithme Forward 8, un algorithme populaire pour ajuster les modèles de Markov cachés aux données, qui estime les paramètres de transition de la chaîne de Markov sans estimer chaque état latent. Nous avons utilisé un intermédiaire entre ces deux options, en utilisant l’algorithme Forward dans un cadre bayésien dans Stan9, un logiciel qui implémente le Monte-Carlo Hamiltonien dans un cadre bayésien10,11, ce qui a permis de fournir des intervalles de crédibilité fiables pour les paramètres.

Paradoxalement, le fait qu’il existe une variation substantielle de la durée de vie réalisée par les faucons - probablement due à l’action humaine - nous a aidés à garder le modèle simple. En effet, les chaînes de Markov supposent des durées de vie distribuées géométriquement, qui correspondent à la grande variabilité observée. Si tous les adultes étaient morts à peu près au même âge, nous aurions à l’inverse été contraints d’utiliser un modèle semi-Markov plus complexe12.

Ce projet fait partie d’une étude à long terme commencée en 1981 dans le nord-est de l’Islande où, en plus des captures pour l’estimation de la survie, les territoires des faucons gerfauts sont cartographiés et la fécondité au nid est évaluée. Nous espérons ensuite pouvoir combiner les estimations de survie produites ici avec le reste des données disponibles dans des modèles démographiques prédisant les tendances de la population de faucons gerfauts islandais, et l’influence possible des liens trophiques avec sa proie, le lagopède alpin.

Frédéric Barraquand

Références


  1. Barraquand, F., & Nielsen, Ó. K. (2021). Survival rates of adult and juvenile gyrfalcons in Iceland: estimates and drivers. PeerJ, 9, e12404. ↩︎

  2. Nielsen, Ó. K., & Pétursson, G. (1995). Population fluctuations of gyrfalcon and rock ptarmigan: analysis of export figures from Iceland. Wildlife Biology, 1(1), 65-71. ↩︎

  3. Intervalles de crédibilité à 95%, obtenus à partir de la distribution marginale postérieure. ↩︎

  4. Newton, I., McGrady, M. J., & Oli, M. K. (2016). A review of survival estimates for raptors and owls. Ibis, 158(2), 227-248. ↩︎

  5. McClintock, B. T., Langrock, R., Gimenez, O., Cam, E., Borchers, D. L., Glennie, R., & Patterson, T. A. (2020). Uncovering ecological state dynamics with hidden Markov models. Ecology letters, 23(12), 1878-1903. ↩︎

  6. Catchpole, E. A., Freeman, S. N., Morgan, B. J., & Harris, M. P. (1998). Integrated recovery/recapture data analysis. Biometrics, 33-46. ↩︎

  7. Nous utilisons ici L, D, U à des fins pédagogiques pour les différencier des états cachés 1, 2, ou 3 (puisque dans les deux cas nous avons trois états) mais en pratique nous avons utilisé des nombres pour coder les états observés. ↩︎

  8. Zucchini, W., & MacDonald, I. L. (2009). Hidden Markov models for time series: an introduction using R. Chapman and Hall/CRC. ↩︎

  9. https://mc-stan.org/. Appelé ainsi en hommage au mathématicien Stanisław Ulam. ↩︎

  10. Hoffman, M. D., & Gelman, A. (2014). The No-U-Turn sampler: adaptively setting path lengths in Hamiltonian Monte Carlo. J. Mach. Learn. Res., 15 (1), 1593-1623. ↩︎

  11. Betancourt, M. (2017). A conceptual introduction to Hamiltonian Monte Carlo. ↩︎

  12. King, R., & Langrock, R. (2016). Semi‐Markov Arnason–Schwarz models. Biometrics, 72(2), 619-628. ↩︎